Le chant des mouches
Dans le cœur de Sainte-Souffrance, il y a un grand Trou.
Deux clans rivaux du village, les Flotteurs et les Torpilleurs, se disputent avec véhémence le récit des origines de ce symbole d’une déchirure profonde, vide tenace que tous remplissent de secrets honteux et de mauvaise humeur. Pour débusquer la vérité, il suffirait pourtant de tendre une oreille attentive à la chorale de mouches qui chantent avec l’insistance des acouphènes le canton du Matalik et la brève histoire d’amour entre une tête-brûlée puant la braise et une Petite-Mouche à la cervelle malade.
On entendrait ainsi la musique liée par une étrange harmonie, des vies rocambolesques des rejetons du couple maudit. Séparés à la naissance, l’un devient un compositeur au triste minois et à l’ouïe douloureusement fini tandis que l’autre, après une enfance sans le moindre ours en peluche, embrasse la foi avec une passion peu commune. Il faudra attendre un quart de siècle et un projet fou de réconciliation pour comprendre que la destinée de ces deux orphelins dépend la rédemption, ou la damnation des Souffretins.
J’ai vraiment adoré cette écriture si particulière que j’avais déjà découverte dans L’angoisse des poulets sans plumes. Le sentiment qu’il me reste à la fin de la lecture, c’est que l’auteur a su cerner le Québec dans ce qu’il a de plus sombre. Certain critiques parlent de «Québec profond», mais à mon avis, c’est peut-être plus «d’être humain profond» dont il est question, une représentation sociale en somme, qui existe autant dans les campagnes que dans les villes. Cette hargne qui subsiste entre les Flotteurs et les Torpilleurs après tant d’années peut ressemble aux guerres de clans, de familles qui existent entre les Hommes. Des querelles qui remontent à plusieurs générations, si bien que les descendants détestent l’autre sans même connaître vraiment l’origine du conflit, par habitude, comme une tradition. Comme un enfant qui aurait volé une sucette en 1907, l’incident se transmet alors de génération en génération, donc la famille de l’enfant en question est considérée comme voleuse par certains… «On sait ben, son arrière-grand-père était un voleur». Même principe qu’une légende urbaine qui gonfle… C’est peut-être même un peu ce qui peut expliquer le racisme… un noir tue une personne, donc tous les noirs sont des meurtriers… Mais là, je délire peut-être parce que ça pourrait même aller jusqu’à expliquer l’existence de la Commission Bouchard-Taylor.
Et le fait que le trou apparaisse justement sur l’emplacement de l’église… hum, j’y vois une métaphore à la religion que nous avons reléguée aux oubliettes et qui a laissé un vide pas encore comblé pour les Québécois. Peut-être un vide qui nous déchire au lieu de nous unir puisqu’au moment où le pont est créé entre les deux parties du village, l’unisson renaît pour quelques minutes, avant, bien sûr, d’être à nouveau détruite avec un élément remettant cette guerre de clans au goût du jour.
«On vit dans le canton comme dans un chaudron et,
lorsqu’il neige, les habitants mijotent avec la curieuse
sensation d’être sucrés de la main même de Dieu.»
L’écriture m’a particulièrement fascinée. Des métaphores plein les pages pour exprimer des choses banales comme l’arrivée de l’hiver, une certaine poésie malgré la noirceur du propos, les destins tragiques des personnages.