Fil de presse

Pourquoi j’ai pris une pause de la lecture

Depuis que j’ai environ 10 ans, j’ai toujours beaucoup lu (et écrit). Des livres jeunesse, des faits vécus, des informations sur les phénomènes paranormaux, des revues de magie blanche, des magazines de filles, même les boîtes de céréales, tout y passait. Dans une boîte, discrètement cachée dans ma chambre, il y a un paquet de feuilles mobiles jaunies sur lesquelles j’inventais des histoires. La plus vieille remonte à mes 9 ans et est bourrée de ratures, de changements de noms de personnages et de modifications que j’ai ajoutées au fil des années. Tout ça pour dire que la littérature (au sens large du thème) fait partie de ma vie depuis tellement d’années que je ne peux m’imaginer vivre sans elle.

Puis une fois que j’ai été au cégep, j’ai découvert les grands auteurs naturalistes (parce que la période du classicisme, j’ai détesté ça!). J’allais jusqu’à lire deux ou trois fois les œuvres de Zola, Flaubert ou Balzac pour rédiger mes dissertations et j’aimais ça. C’est, entre autres, grâces à André Jacques, Bertrand Bergeron et Danielle Dussault qui furent mes professeurs dans cet obscur cégep de Thetford Mines. C’est eux qui ont ouvert mon esprit critique, ont modelé celle que je suis devenue, ont compris ma passion et y ont ajouté la leur.

Je me souviens particulièrement de certains moments de mes études collégiales. Un jour, André Jacques nous a lu le poème intitulé Le Dormeur du val de Rimbaud avec tant d’intonation que j’arrivais à peine à respirer. À ce jour, je me souviens encore par coeur de chacun des vers de cette merveille qui était illustrée par une œuvre de Vincent Van Gogh dans mon livre de littérature française.

Le dormeur du val

C’est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Puis une autre fois, il nous a récité Les Djinns de Victor Hugo… L’émotion que j’ai pu ressentir à ce moment est indescriptible! Pendant de nombreuses années, ce poème a été collé sur le mur de ma chambre, boulevard St-Joseph Est à Montréal.

Les Djinns

Murs, ville,
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
Où brise
La brise,
Tout dort.

Dans la plaine
Naît un bruit.
C’est l’haleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une âme
Qu’une flamme
Toujours suit !

La voix plus haute
Semble un grelot.
D’un nain qui saute
C’est le galop.
Il fuit, s’élance,
Puis en cadence
Sur un pied danse
Au bout d’un flot.

La rumeur approche.
L’écho la redit.
C’est comme la cloche
D’un couvent maudit ;
Comme un bruit de foule,
Qui tonne et qui roule,
Et tantôt s’écroule,
Et tantôt grandit,

Dieu ! la voix sépulcrale
Des Djinns !… Quel bruit ils font !
Fuyons sous la spirale
De l’escalier profond.
Déjà s’éteint ma lampe,
Et l’ombre de la rampe,
Qui le long du mur rampe,
Monte jusqu’au plafond.

C’est l’essaim des Djinns qui passe,
Et tourbillonne en sifflant !
Les ifs, que leur vol fracasse,
Craquent comme un pin brûlant.
Leur troupeau, lourd et rapide,
Volant dans l’espace vide,
Semble un nuage livide
Qui porte un éclair au flanc.

Ils sont tout près ! – Tenons fermée
Cette salle, où nous les narguons.
Quel bruit dehors ! Hideuse armée
De vampires et de dragons !
La poutre du toit descellée
Ploie ainsi qu’une herbe mouillée,
Et la vieille porte rouillée
Tremble, à déraciner ses gonds !

Cris de l’enfer! voix qui hurle et qui pleure !
L’horrible essaim, poussé par l’aquilon,
Sans doute, ô ciel ! s’abat sur ma demeure.
Le mur fléchit sous le noir bataillon.
La maison crie et chancelle penchée,
Et l’on dirait que, du sol arrachée,
Ainsi qu’il chasse une feuille séchée,
Le vent la roule avec leur tourbillon !

Prophète ! si ta main me sauve
De ces impurs démons des soirs,
J’irai prosterner mon front chauve
Devant tes sacrés encensoirs !
Fais que sur ces portes fidèles
Meure leur souffle d’étincelles,
Et qu’en vain l’ongle de leurs ailes
Grince et crie à ces vitraux noirs !

Ils sont passés ! – Leur cohorte
S’envole, et fuit, et leurs pieds
Cessent de battre ma porte
De leurs coups multipliés.
L’air est plein d’un bruit de chaînes,
Et dans les forêts prochaines
Frissonnent tous les grands chênes,
Sous leur vol de feu pliés !

De leurs ailes lointaines
Le battement décroît,
Si confus dans les plaines,
Si faible, que l’on croit
Ouïr la sauterelle
Crier d’une voix grêle,
Ou pétiller la grêle
Sur le plomb d’un vieux toit.

D’étranges syllabes
Nous viennent encor ;
Ainsi, des arabes
Quand sonne le cor,
Un chant sur la grève
Par instants s’élève,
Et l’enfant qui rêve
Fait des rêves d’or.

Les Djinns funèbres,
Fils du trépas,
Dans les ténèbres
Pressent leurs pas ;
Leur essaim gronde :
Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Qu’on ne voit pas.

Ce bruit vague
Qui s’endort,
C’est la vague
Sur le bord ;
C’est la plainte,
Presque éteinte,
D’une sainte
Pour un mort.

On doute
La nuit…
J’écoute : –
Tout fuit,
Tout passe
L’espace
Efface
Le bruit.

En ce qui concerne Bertrand Bergeron, c’est l’homme qui m’a mise en contact avec le fantastique pur, celui qui laisse le doute planer au-delà de la fin, celui qui tord les tripes, qui fait vivre le lecteur. Ce professeur m’a fait lire Le Horla de Guy de Maupassant, mais aussi Un bébé pour Rosemary, La femme dans l’auto avec des lunettes et un fusil de Sébastien Japrisot et Saga de Toninon Benacquista qui demeure, à ce jour, un de mes livres préférés de l’univers.

Un certain jour de novembre, Bertrand Bergeron a décidé de ne pas nous donner de classe traditionnelle. Il s’en avancé doucement vers ses élèves et nous a expliqué comment nous nous sentions. Le mois était maussade (comme tous les mois de novembre). Nous étions toutes (il y avait seulement Jérôme et John comme garçons et 12 filles) un peu déprimées. Notre professeur nous a expliqué que c’était normal. Que si nous nous sentions ainsi, c’était que nous étions au bon endroit dans notre vie, que nous étions dans le bon filon pour notre carrière. Bref, que nous n’étions pas que de jeunes écervelées, mais bien de jeunes femmes tout ce qu’il y a de plus normales, de plus sensibles.

Danielle Dussault a eu une influence différente sur moi. C’est elle qui m’a fait prendre conscience de l’importance de la littérature québécoise, de mes racines. Elle m’a fait voir que la littérature d’ici a autant de pouvoir que celle d’ailleurs, et m’a permis de découvrir une partie de ce que je suis maintenant. Grâce à elle, je suis tombée dans les classiques québécois que j’ai dévorés littéralement (Menaud, maître-draveur et autres Zone).

À cette époque de grands bouleversements et de définition de moi, je prenais même plaisir à lire de la philosophie et des essais sur de multiples sujets.

Rendue à l’université, j’ai poursuivi mes découvertes de grands classiques et j’ai continué à avoir mes propres lectures, plus populaires parfois. J’osais même lire des bouts de la bible ou de manuscrits anciens ou des livres vraiment complexes pour arriver à mieux comprendre, à mieux définir tout ce que j’apprenais dans mes cours de théories parfois arides malgré des professeurs imaginatifs et passionnés.

Après quelques années sur le marché du travail, je me suis retrouvée au chômage alors je suis allée porter mon CV dans plein d’endroits dont la librairie Raffin où j’ai été engagée pour combler des heures dans le temps des fêtes. Paraît que j’ai fait l’affaire parce qu’on m’a gardée par la suite et je suis devenue spécialisée en littérature jeunesse (j’adorais ça!!!). Évidemment, puisque j’avais à ma disposition tous les livres que je pouvais vouloir lire, j’enfilais les pages tous les jours. C’était aussi l’époque de l’ouverture de la Grande bibliothèque où j’allais régulièrement emprunter des bouquins en plus de ceux que je prenais à la bibliothèque de mon quartier et de ceux que j’achetais, neufs ou usagés.

Même quand j’ai quitté la profession de libraire, je n’ai pas cessé mes lectures voraces. J’ai transformé cette passion en blogue sous plusieurs formes puis en Aufildespages il y a quelques années avec des passages télé et radio toujours sur le monde du livre.

Depuis au moins 15 ans, je reçois des livres chaque mois de la part des maisons d’édition, en plus de ceux que j’achète, parce que j’aime vraiment ça, les livres. Je me suis donc retrouvée envahie (c’est peu dire) dans les centaines, des milliers de livres que je ne voulais pas, ne pouvais pas tous garder. C’est à ce moment que j’ai décidé de mettre en place mes 5 à 7 de dons. Ces événements sont maintenant attendus par mes amis qui en profitent pour apporter leurs propres livres à donner et discuter entre eux. Ce sont tous mes univers qui se rencontrent lors de ces moments que j’estime beaucoup.

Bref, tout ça pour dire que je me suis mise, au fil des années, à lire les livres qui m’étaient envoyés et à laisser attendre ceux que j’achetais, ceux que j’avais réellement envie de lire. Comme si c’était une obligation pour moi de lire les services de presse que je ne demandais pas, comme si je devais absolument faire plaisir aux attachées de presse qui essaient simplement de faire leur travail. Je voulais les aider à faire rayonner les livres dont elles (je généralise, il y a aussi des hommes dans le domaine) s’occupaient, mais j’ai perdu l’envie de lire puisque je ne me retrouvais pas dans les pages que je tournais, dans les mots que je m’obligeais à lire.

Je lisais, mais pas complètement… pendant cette période, rares sont les livres que j’ai réellement terminés. Souvent, je lisais des bouts par-ci, des bouts par-là et je préparais ma critique ainsi (shame on me…), sans avoir apprécié ce moment que je chérissais tant auparavant.

Pendant plusieurs mois, je n’ai rien lu. Pas même le journal. J’ai arrêté de lire et d’écrire en même temps, même mon journal intime que je tiens assez régulièrement depuis 1995. J’étais mentalement épuisée de cette pression que je ressentais et j’avais besoin de recul pour mieux rebondir, pour revenir vers ma normalité.

Oh, il faut aussi dire que j’ai vécu une histoire particulière en 2018. J’ai été mandatée pour écrire un livre qui, finalement, à cause de multiples raisons, ne verra jamais le jour. Mais j’ai tout de même écrit plus 28 000 mots, passé plus de 400 heures sur ce projet qui m’a beaucoup demandé et m’a laissé un goût très amer qui m’a enlevé toute envie d’écrire à nouveau.

Voilà pourquoi j’ai pris la décision, en début d’année 2019, de ne plus demander de service de presse du tout. Tranquillement, les livres ont arrêté d’entrer à la pile dans mon chez-moi. J’ai désencombré mes bibliothèques (un peu… il en reste encore beaucoup), puis tranquillement j’ai pris un livre et j’ai recommencé à lire. À plusieurs reprises, je l’ai laissé de côté. Mais, à un moment, j’ai poursuivi ma lecture jusqu’à la dernière page.

Avec cet article, je me fais la promesse solennelle de ne plus jamais m’imposer de lecture qui ne me tente pas. Aufildespages est né de ma passion de la lecture et il n’est pas question que je laisse quoi que ce soit détruire cette si belle ferveur qui m’anime depuis tant d’années.

Et puis, j’ai aussi recommencé à écrire. Je ne délaisse pas mes projets d’écriture, mais je les laisse mûrir doucement. En ce moment, c’est l’histoire de Rémi et de sa boîte à lunch qui encombre mon esprit. Même s’il reste toujours une place pour ma dame de la vieille maison du village (inside) et ces piles de feuilles mobiles jaunies avec mon écriture de petite fille dessus.